Ces petits héros anonymes de la Révolution, que sont ces blessés, vivent aujourd’hui dans une détresse psychologique et une précarité financière. Leurs frustrations proviennent également du manque de reconnaissance des autorités pour leurs peines et souffrances.
La fuite du dictateur déchu, la transition démocratique, l’adoption d’une nouvelle Constitution, le recours à la justice transitionnelle…Tout cela, la Tunisie le doit à ces milliers de jeunes, des héros anonymes, qui sont sortis, dans les diverses régions de la République, manifester dans la rue il y a neuf ans contre la famille prédatrice de l’ex-président et son système policier. Or, de nombreuses victimes des violences policières commises lors du soulèvement populaire de 2010-2011 n’ont reçu ni soins appropriés pour leurs blessures ni indemnisation suffisante de la part du gouvernement. Leur sentiment ? Avoir été oubliés et leur parole occultée après les trois premières années post-révolution où leurs procès dans les tribunaux civils puis militaires ont été plutôt bien médiatisés.
Des soins parfois inadaptés, souvent mal coordonnés
Ridha Zelfani, 36 ans aujourd’hui, 27 au moment des événements, se déplace à l’aide d’un fauteuil roulant. Il a subi de graves lésions dues aux tirs des agents de sécurité, qui ont entraîné l’atrophie de ses membres.
En 2013, une commission médicale chargée des affaires des blessés de la Révolution a été mise en place au ministère des Affaires sociales. D’autres bénéficiaires s’y sont ajoutés : les différents corps de la police et de la garde nationale tombés à la suite de confrontations avec les groupes terroristes. Son budget est de cinq millions de dinars par an.
« Elle joue uniquement le rôle d’intermédiaire entre les blessés et la Caisse de sécurité sociale au moment des remboursements de nos frais médicaux. Les médecins qui la composent ne suivent pas l’évolution de notre état de santé mais vérifient les ordonnances et les rapports médicaux. Cette commission refuse toujours de m’envoyer aux Etats-Unis me faire opérer pour reprendre l’usage de mes jambes ».
Ultime aberration pour la victime : son nom n’est pas mentionné sur la liste officielle des martyrs et des blessés de la Révolution, parue en octobre sur le site du Comité supérieur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Alors qu’il a reçu en 2011 l’indemnisation de 6.000 dinars attribuée aux blessés du soulèvement contre l’ancien dictateur !
Ballottés entre plusieurs instances, commissions et tribunaux
A Kamel Torkhani, 50 ans, autre blessé de la Révolution, les médecins ont pu retirer une balle de sa jambe. Mais les débris sont toujours là, déchirant et fragilisant les vaisseaux de sa jambe. Le diabète (de type 2) lui mine le corps et une dépression nerveuse profonde l’empêche d’exercer son métier, cadre dans une société étrangère établie en Tunisie. Avec sa femme et ses trois enfants, il vit désormais de l’aide que lui prodigue sa sœur émigrée en Europe.
Lamia Farhani, avocate, fonde en mai 2011 l’association Awfiya (fidèles), qui cherche à rendre justice aux familles des victimes de la révolution. Son frère Anis, vingt ans et quelques poussières, est tombé à Tunis sous les balles d’un agent des Brigades de l’ordre public (BOP) le 13 janvier 2011. Elle représente la plupart des blessés de la Révolution devant les tribunaux de Tunisie. Maître Farhani affirme : « Il existe de nombreux cas critiques parmi les blessés de la révolution dont certains sont devenus porteurs de maladies chroniques, suite à la négligence de la commission médicale. Une négligence qui a causé le décès de certains d’entre eux, dont Mohamed Hanchi, un trentenaire, mort il y a deux ans. Le jeune homme n’a pas reçu les soins nécessaires afin d’empêcher la dégradation de sa santé ».
Elle ajoute : « Ils ont vécu dans un extrême désespoir le dénigrement de la Révolution, voire son rejet et le retour des anciens sur la scène politique et médiatique. Tous actuellement ne doivent leur vie qu’aux antidépresseurs ! ».
Ballottés entre les diverses instances chargées de définir la liste officielle des martyrs et des blessés de la révolution, les commissions de prise en charge, les tribunaux, les décrets et circulaires les concernant, ils sont otages des confusions, des promesses non tenues, de la mauvaise gouvernance et des soupçons pesant sur l’affaire des indemnisations liées à ce dossier. La Cour des comptes l’a évoqué dans son rapport datant de 2016 : de faux blessés de la Révolution se sont introduits dans la filière des compensations et de l’intégration dans la fonction publique entachant ce volet d’une grave polémique.
« Des programmes qui refragmentent l’individu »
Rym Ben Smail est universitaire et psychologue. Elle a suivi une centaine de cas des victimes de la dictature dans le cadre du Centre Sanad (Soutien), une structure d’appui aux rescapés de la torture lancée depuis 2012 par l’Organisation mondiale contre la torture (Omct) à Tunis, Le Kef et Sidi Bouzid. Elle critique la procédure de prise en charge des autorités, qui « refragmente l’individu plus qu’elle ne reconstitue sa personne et ne cicatrise ses blessures», proteste-t-elle.
« Si la prise en charge n’est pas interdisciplinaire et coordonnée, il y a un risque flagrant de troubles psychologiques de l’individu en souffrance. C’est pour cela que tout programme de réhabilitation doit avoir un chef de file pour garantir sa contenance et ensuite cibler toutes les dimensions de la personne, à savoir le social, le médical, le professionnel, l’affectif, le familial… », diagnostique la psychologue.